Pascal Houmard - auteur

La Surnommeuse

2017 08 14 5

Présentation du roman :

Abandonnant une formation en archéologie,Antigona Krestaj rejoint la gendarmerie puis la Crim’ lausannoise,l’année d’après.Dans sa vie privée,la jeune inspectrice,tenaillée par la peur inavouée de s’engager dans une relation amoureuse pérenne,favorise son travail plus que de raison.Or en 2014,le burn-out de son chef l’amène à diriger la brigade criminelle,une première pour une femme en Suisse.Par suite,Antigona s’investit plus encore dans son métier,au détriment de sa vie personnelle.C’est alors que “l’affaire des katanas”,impliquant le romancier à succès David Morlans,vient déranger cet équilibre aussi précaire que savamment construit et Antigona s’aperçoit brutalement qu’elle évolue,à la manière d’un funambule,sur la corde raide de dilemmes insoupçonnés.

Voici l'incipit de ce roman, premier épisode des Enquêtes de la commissaire Crystal, sorti dans les librairies début octobre 2017.

 

 

La Surnommeuse

- Entre les lignes d'un Négrivain -

 

Premier épisode des Enquêtes de Crystal


 


PROLOGUE


 

 

Une nouvelle fois interpellée par sa conscience, Antigona Krestaj retient son geste, laisse suspendue à quelques centimètres de la poignée de porte une main raidie par l'appréhension, et elle sent tressaillir son cœur.

Foutus scrupules ! Non contents de l'habiter jusqu'ici, voici qu'ils la hantent désormais ! Elle leur a même trouvé un nom, à ces fantômes, ou plutôt un surnom, comme s'il ne lui suffisait pas de surnommer à tout-va les êtres de chair et d'os qui l'entourent...

Créon et Antigone, voilà comment elle les appelle. Son propre prénom sans doute l'a amenée à convoquer la légende d'Oedipe, le mythe favori d'entre ceux qui ont bercé son enfance et qui lui ont fait entreprendre des études d'archéologie, interrompues pour entrer dans la police, quand elle a troqué bouquins d'histoire ancienne contre codes de procédure, truelle et pinceaux contre Glock et menottes. Ainsi, Antigone, vibrante de justice, mais prête à mourir pour la vérité, met en conflit l'inspectrice* Krestaj, de plus en plus souvent depuis ces dernières semaines, avec l'autre voix de sa conscience, une voix déclinant règles et procédures, les bases de justice en lesquelles elle croit pourtant dur comme fer, son Créon. Et lui, en réponse à la rébellion d'Antigone, est devenu plus intrusif, plus coercitif, tyrannique comme l'éponyme roi de Thèbes qui, dans la légende, s'obstine à faire triompher la justice, fût-ce aux dépens de ses sujets, dont sa propre nièce Antigone.

L'inspectrice s'efforce depuis si longtemps de concilier son Créon et son Antigone qu'elle a parfois le sentiment d'être venue au monde pour servir d'abri à cette paire insolite, tandem d'aspirations grâce auquel elle a intégré la police et malgré lequel elle est devenue inspectrice, aujourd'hui cheffe de la Brigade Criminelle à la Police Judiciaire de Lausanne.

« En poussant la porte de ce parloir, sans la permission de ta hiérarchie et après avoir été dessaisie de "l'affaire des katanas", tu sais que tu encours plus qu'un simple blâme, revient à la charge un Créon inlassable. À évoluer ainsi dans l'illicite, tu me rappelles bien cette Antigone, fille d'Oedipe, fruit d'une union illégitime et défendue ! Et ce 5 juillet 2015 pourrait être le dernier jour de ta carrière prometteuse ! Tu risques gros, ma petite folle ! » « Je risque quoi ? David Morlans, lui, risque la perpétuité », riposte son Antigone. « C'est tout ce que mérite, reprend l'autre, un assassin récidiviste, un menteur, un pilleur doublé d'un manipulateur ! La perpétuité, dis-tu ? Ce ne serait que justice ! » « Peut-être... Mais ce ne serait pas que vérité. »

Mettant ainsi fin à ce monologue intérieur, l'inspectrice, d'un pas illicite, pénètre dans la pièce, prie le gardien d'ôter les menottes au prisonnier, doit insister pour qu'on les laisse seuls.

Seuls. Seule à seul. Sa solitude à elle face à sa solitude à lui.

- Enfin derrière les barreaux ! C'est bien ce que vous pensez tout haut, non ?

David Morlans n'a pas attendu qu'elle s'asseye pour l'apostropher, de manière chamailleuse, comme lors de leur dernière rencontre.

Est-ce qu'il va seulement la laisser l'aider, sauver son âme des tourments, ainsi que la mythique Antigone l'a fait avec son frère Polynice.

En dépit d'une chemisette aux couleurs chatoyantes – alors qu'elle ne l'a jamais vu porter que du bleu délavé –, l'écrivain à succès, pour la première fois peut-être, paraît son âge. Des rides de fatigue et des joues qu'elle devine ravinées par les larmes ne suffisent pourtant pas à effacer son charme, lui confèrent même une dimension de noblesse émouvante.

- Ne pensez pas à ma place, répond-elle, ravalant mal ses émotions.

- Enfin, je le tiens, mon assassin ! contrefait-il l'inspectrice, toujours sur un ton provocateur. Comment expliquer alors, ma chère enquêtrice, cet air renfrogné ?

- C'est ma mine habituelle, à vous en croire, soupire-t-elle. Avant tout, je ne suis pas aussi convaincue que vous de votre culpabilité.

- Pourtant, vous les avez obtenus, ces aveux que vous espériez depuis notre premier entretien, je me trompe ? 

- Je sais que vous couvrez quelqu'un, Morlans : dites-moi qui !

Pas de réaction. Elle s'y attendait.

Cette inspectrice qui n'a rien à faire ici finit par s'asseoir en face de ce prévenu qui ne devrait pas être là non plus. Elle pose ses mains sur la table, avant de les relever, instinctivement, comme elle les a senties en contact avec un liquide, quelques gouttes translucides répandues en légères traînées : les résidus d'un gobelet renversé ? Ou les traces d'une précédente visite au parloir ? Des larmes, oui, à coup sûr.

- Ne vous méprenez pas sur mes intentions : je ne suis pas venue jouer les aumônières ! Je sais bien que c'est vous, l'auteur du dernier crime.

Pas de réponse. Étonnant...

- Dites-moi au moins pourquoi vous l'avez étranglée, après l'avoir poignardée.

Aucune réaction. Compliments !

- Le Ministère Public pense, à cause de ce... détail, que vous aviez un associé et...

- Pas d'associé, réagit-il enfin. J'étais seul. Mais j'avais promis à cette chienne de l'étrangler, alors...

- ...Une promesse est une promesse, c'est ça ?

Silence. Mais un de ces silences qui précèdent les cris de victoire.

- Je dois vous apparaître comme un monstre, avance-t-il.

- Un monstre menteur, oui ! Celle que vous dites avoir poignardée puis étranglée, j'ai l'avantage de vous apprendre qu'elle est morte d'une overdose d'héroïne.

Nouveau silence. Celui-là porte l'écho de sa victoire.

- Monsieur Morlans, vous n'êtes pas un monstre, pas même un criminel, j'en suis certaine, mais, je vous le répète, vous couvrez quelqu'un.

- De toute façon, mon pire crime n'est pas celui qui me vaut votre visite, charmante, par ailleurs, finit-il sur un ton presque badin.

- Que voulez-vous dire par là ?

- Que toute cette enquête n'aura pas réussi à rompre le charme.

Elle parvient de moins en moins à dissimuler son trouble. Elle n'aurait pas dû venir. Elle subit à nouveau le conflit de conscience entre son Antigone et son Créon. Morlans joue avec elle, à coup sûr, à coup gagnant, mais comme on joue avec un pion plutôt qu'avec un partenaire.

- À quel crime faites-vous allusion ? se décide-t-elle enfin.

- Vous avez dû l'apprendre lors de votre enquête : à un forfait si terrible que toute la justice des hommes ne pourra pas m'aider à l'expier.

Depuis ces derniers temps, après ces heures passées à s'entretenir avec David Morlans, ces jours à parler de lui, au sein de la brigade, et surtout ces nuits à penser à lui, seule dans son lit, elle l'a imaginé tour à tour meurtrier, complice, puis innocent, mais jamais elle ne l'a associé à quelque autre dossier que celui qu'on dénomme désormais "l'affaire des katanas". Fait inhabituel chez elle, Antigona ne parvient pas à trouver un surnom au romancier : si Mort lente lui revient sans cesse à l'esprit, elle se refuse à le baptiser ainsi. Et pourtant, c'est bien ce qu'il est en train de faire : il se laisse mourir, lentement mais sûrement.

- Par-dessus tout, reprend-il, baissant des yeux qu'elle devine embués de larmes, je suis un impostueur.

- Un imposteur ? croit-elle rectifier.

- Non, un im-pos-tu-eur.

Il a presque hurlé ces mots, attirant l'attention du gardien qui est resté derrière la porte vitrée et l'ouvre d'un coup sec.

Tout aussi brusquement, le prévenu se lève, rejoint à grands pas le surveillant et quitte le parloir.

Elle reste assise un long moment, noyée dans les eaux troubles de ses émotions contraires de femme, perdue dans ses supputations d'enquêtrice démise de l'enquête, balançant entre Créon et Antigone, et, comme elle laisse son regard flotter vers le côté de table que David Morlans a occupé, elle voit d'autres gouttes perler sur la surface en bois mélaminé : là non plus, elle en est sûre, il ne s'agit pas d'un gobelet renversé.

 


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