Pascal Houmard - auteur

Ariane abandonnée

Un texte hermétique - il en faut ! -, destiné avant tout aux archéologues et autres amoureux de l'antiquité grecque !

Bon, pour aider les autres, allez, ces deux petites illustrations !       Haghia triadaHaghia triada2

 

Ariane abandonnée

 

- Attention, retournons-la doucement ! Ça vient... Voilà ! On retient... Ça y est !

 

La sensation soudaine, déconcertante, que mon cœur pèse des tonnes ! Ils m'ont mise sur le dos, là ? Je ne vois plus rien. Ni mon prince aux lys ni mes prêtresses aux serpents sacrés et aux psalmodies lointaines. Pourrai-je encore admirer le doux reflet des colliers ciselés à Mycènes riche en or ? le saut de l'acrobate ? le taureau qu'on a immobilisé à l'autre bout de la salle mais qui semblait me fixer depuis une éternité ? Je ne vois rien mais je perçois des éclats de voix, des bribes de paroles. Eh, oh ! Vous m'entendez ? Vous cherchez à me dégager ? Pas de réponse. Des gravats ! Le plafond s'est détaché en gravats et l'un d'eux a dû m'atteindre dans ma fuite, c'est ça ! Dégagez-moi, je vous en prie ! Dégagez-nous !

 

- On dirait qu'elle n'a pas trop souffert.

- Chef, regardez, près de la tête... enfin, près de son crâne, quelque chose écrit en grec.

- "ARIANE", dirait-on, mais il manque le E.

- Et les mots en-dessous sont effacés.

 

Ils m'ont identifiée ? Reconnue, même ? Ils échangent sur un ton prévenant, presque affectueux. Affectueux comme le sourire de mon prince, toujours adossé au mur, j'imagine, mais, au fait, sourit-il vraiment ? Est-ce bien un griffon qu'il tient en laisse ? Ou plutôt s'agit-il d'un taureau, d'un bœuf, d'un animal plus prosaïque encore ? Et toi-même, mon prince athlétique, qu'as-tu d'authentique ? Seule ta coiffe a traversé les siècles, plumes de paon et fleurs de lys... Le cataclysme t'aura-t-il épargné, d'ailleurs ? Et qu'en est-il de moi ? À en croire les inconnus qui m'entourent, ce ne serait pas si grave. Alors quid de l'impression atroce d'être paralysée de la tête aux pieds ? de ne plus sentir mon cœur, alors qu'il doit battre la chamade ? C'est sûrement un effet du choc. J'ai dû recevoir un panneau de lambris sur la tête, quelque chose du genre.

 

- Voilà, c'est grossièrement nettoyé.

- Bingo, chef ! C'est bien la Parisienne. Magnifique !

- Oui, toujours aussi belle. Préservée.

- Et même, regardez, elle a encore du rouge sur les lèvres.

- Dégageons-la, à présent, doucement.

- Faites attention à ses mains.

- Tu parles d'elle ? Tu veux rigoler ! Je ne donne pas cher de ses os !

 

Ouf ! Ils m'ont enfin ôté ce poids de la poitrine. Mais j'y pense, c'était toi, ma Parisienne, toi qui pressais contre ma poitrine, toi que j'ai pu sauver in extremis ! Je respire à nouveau, à double titre, car elle a fini par arriver, l'équipe de secours ! Nous ne sommes donc pas les seules rescapées. Des sauveteurs et des connaisseurs, qui plus est, car ils t'ont identifiée, ma Parisienne. Peut-être aussi parlaient-ils de moi ? Je suis Française, tout de même ! Cependant... comment le sauraient-ils ? J'en ai moi-même oublié jusqu'à mon origine, à arpenter tant de galeries, le long de tous ces millénaires. Justement, je m'égare ! Ne perds pas le fil, ma grande, en bonne gardienne de ce drôle de labyrinthe ! Car c'est ici l'heure des bilans. Des bilans lourds et noirs.

Quel cataclysme ! Jamais notre île n'avait eu à subir pareil tremblement de terre. Il a tout anéanti, j'en ai peur. Pouvait-on prévenir une telle catastrophe ? Les premières secousses, les plus fortes, ont été suivies de répliques mineures, c'est toujours ainsi, et, par l'effet pervers des habitudes, on s'attendait à ce que ça se termine en douceur, comme une vague expirant sur le rivage, mais la terre ne suit pas la logique de l'eau, encore moins nos attentes misérables de mortels.

De toute façon, anticiper ce "big one" aurait-il changé quelque chose ? Qu'y avait-il à faire ? Partir, oui, c'était possible, quitter l'île, mais en laissant tous ces trésors ? Mon prince de mystère et ce taureau perdu dans le labyrinthe, les laisser ? Mes prêtresses aux serpents, les laisser ? L'acrobate, le disque, les rhytons ? Et le sarcophage d'Aghia Triada, comment aurais-je pu le sauver ? C'est qu'il fait son poids de calcaire, celui-là, quand bien même il est lourd surtout du fin placage de plâtre peint qui l'habille. Si je meurs malgré vous, mes chers sauveteurs, transportez-moi dans ce larnax, à l'intérieur de ce tombeau qui fait le poids de ses trente-cinq siècles de beauté peinte : ainsi de ces deux élégantes divinités conduisant un chariot tiré par une paire de griffons chamarrés ; ainsi de ce bœuf qui, garrotté sur l'autel, partage avec nous un dernier acte de liberté, son regard mourant ; ainsi de cette procession en plein midi, de cette femme en pleine offrande, de cet oiseau en plein vol et de ces deux autres qui, délicatement posés sur un labrys, marquent leur impatience de quitter ce cercueil. Il a pour moi, ce tombeau, le poids des scènes de culte auxquelles j'ai l'impression d'avoir pris part, tellement je les ai contemplées, étudiées, présentées aux visiteurs...

Face au cataclysme qui a fondu sur notre peuple, il n'y avait rien de mieux à faire que rester pour prier, prier pour rester, même si les colonnes s'effondraient, même si ma vie s'effondrait.

 

- Regarde de manière plus fouillée, assure-toi qu'elle ne cache rien.

- Vous pensez à quoi ? À des bijoux ?

- Notamment. Elle pourrait bien avoir sur elle le pendentif aux abeilles.

- Celui de Malia ?

- Oui. J'y tiens. De tout ce qu'on pouvait voir à Héraklion, c'est ce que ma femme préférait. Je l'offrirai à ma fille, si je le retrouve. Fouille, je te dis !

 

Des mains s'insinuent dans mes poches, dans les replis de mes vêtements, de manière si impudique que j'ai l'impression qu'on fouaille mes entrailles. Mes côtes ! Ma colonne ! Eh, c'est mon intimité,  ! J'ai envie de leur pleurer d'arrêter, de crier que je n'ai rien pris, que je suis la gardienne, c'est quand même loin d'être une voleuse, non ? Je croyais pourtant qu'ils m'avaient reconnue... Ils ne m'entendent pas, continuent à m'investiguer, me draguer, me curer, à me retourner dans tous les sens, à me déchirer les membres, tant ils y vont fort. Inutile de réagir, je n'ai même pas mal... De la tête aux pieds, tout mon corps n'est qu'engourdissement et le seul fil me reliant à mes agresseurs est tissé de sons atroces : bruits de raclement, râles d'impatience, mots désespérants d'anonymat. J'oublie ces brutes, je n'en ai que pour le prince, le taureau, la double-hache dont l'usage votif ne méritait pas qu'elle soit détachée de sa haste en bois.

 

- Voilà ce que j'ai trouvé, chef.

- Ça ? Pacotille !

- C'était à son annulaire.

- Je veux bien le croire, mais vise un peu l'usure : une dorure de surface, rien de plus ! Jette-moi ça, bordel ! On a déjà perdu assez de temps.

 

Mon alliance ! Ces barbares ont dû me couper le doigt pour l'arracher ! Même quand il faisait froid, même avec du savon, je ne parvenais plus à la retirer. Pourtant, mes doigts n'ont pas grossi depuis le divorce, et moi pas davantage ! Ce n'est en tout cas pas pour ça que Tyson m'a quittée... Alors, il se pourrait bien qu'une histoire d'amour qui se rétrécit entraîne toutes sortes de sténoses : après tout, ça a bien restreint mon cercle d'amis, raccourci mes projets, desséché et ratatiné mon cœur... Ma bague, pas en or ? Ils sont fous, ou quoi ! Quand Tyson me l'avait offerte, il me l'avait passée au doigt si profondément que cet or avait touché mon cœur. Voilà peut-être pourquoi l'anneau s'est permis de n'être précieux qu'en surface... Pourquoi ai-je conservé sur moi ce pétale d'amour fané ? Simplement parce que je n'arrivais plus à l'ôter ? Ou parce que je ne parvenais pas à éteindre ce brillant dans ma nuit, à me passer de mon passé, à répondre présent au présent, à démarrer une alliance nouvelle ? Mais que font-ils ? On dirait qu'ils s'éloignent ! Ils ne vont quand même pas m'abandonner sous ces gravats, au milieu de ce labyrinthe dont le plafond va s'effondrer !

 

- Allez, on s'arrache. La fresque de la Parisienne, c'est pas si mal comme butin, d'autant qu'on n'est pas les premiers à débarquer ici !

- Si les visiteurs qui se sont succédé tout au long de ces quinze dernières années ne l'ont pas vue, c'est que l'autre devait bien la dissimuler sous ses morceaux de chair : elle mériterait somme toute qu'on l'enterre un peu, cette Ariane "Machin", hein, chef ?

- Tu as vu ces lézardes au plafond ? Un miracle qu'il tienne encore ! Mais toi, si tu veux finir comme elle, reste ! Je raconterai à ta femme et à tes gosses comment tu es mort pour honorer le squelette d'une employée de musée !

 

 

 

FIN