Pascal Houmard - auteur

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  • Je vais conter jusqu'à Troie

    "Je vais conter jusqu'à Troie..." marque le premier volet d'une parodie, celle de l'Iliade d'Homère. Ce premier tome a été distingué en 2017 par les Arts et Lettres de France (2e prix du roman humoristique) sous le titre "A Troie on y va !".

    Les enjeux généraux (récupérer Hélène et prendre la ville de Troie) restent fondamentalement les mêmes, mais les motivations des (anti-) héros et leurs traits de caractère peuvent avoir, mettons, sensiblement évolué, tout comme le montre l'altération dont souffrent plaisamment leurs noms : Agamemnon, fils d'Atrée devient Agamemrond, fils d'Atrouill ; Ulysse s'est légèrement transformé en Huilysse et, plus discrètement encore, Ménélas s'orthographie Ménhélas... En d'autres termes, la guerre de Troie d'Homère revisitée par Houmard : amusez-vous comme un dieu avec ce premier chapitre !

     

    Oὗτος δ᾽ αὖ Λαερτιάδης πολύμητις Ὀδυσσεύς,
    ὃς τράφη ἐν δήμῳ Ἰθάκης κραναῆς περ ἐούσης
    εἰδὼς παντοίους τε δόλους καὶ μήδεα πυκνά.

    C'est le fils de Laërte, Ulysse aux mille ruses,

    qui grandit à Ithaque, malgré la rudesse de ce pays.

    Il sait toutes sortes de ruses et de pensées bien tramées.

    Homère, Iliade, Chant III, vers 200-202

    Vaisselle versus vaisseaux

     

     

    C'était une petite île, rocailleuse sur le pourtour, herbeuse partout ailleurs, pour le bonheur des chèvres mais aussi de toute la population, qui vivait de la bique ; d'ailleurs, ne surnommait-on pas Ithaque « l'île aux chèvres » et, plus sournoisement, « l'île à la Chèvre » ?

    - Pénéclope, très chère, où avez-vous encore égaré les langes de Télémoque ?

    Naviguant sans fin en suivant les méandres du palais, ballotté de colonnes en porte-torches et submergé à présent par une vague d'angoisse plus forte que les précédentes, Huilysse se résignait à émettre un signal de détresse. En vain avait-il associé à son errance ses serviteurs, tous des incapables, avant d'embarquer ses compagnons, bredouilles également. Ils les avait lancés à la recherche du salut, un havre qu'ils ignoraient, comme lui d’ailleurs, être tout en tissu, des langes faits de linges, sans qu’aucun d’eux ne parvienne, par le Cyclope ! à mettre la main dessus. Qui plus est, la propre main d’Huilysse était bien sale désormais et même le doigt à l’anneau royal portait la souillure de son unique héritier.

    - Je n'ai jamais rien égaré ! répliqua sèchement une voix affairée. Au contraire de vous, qui vous égarez sans cesse ! Vous n’avez qu’à faire escale vers le bahut serti d’ivoire au coin droit du péristyle !

    - C'est déjà fait, ma douce ! C'est même le premier endroit auquel j'ai pensé, mais je n'y ai trouvé que des bouts de tissu. J’ai posé l’ancre dans la salle à manger, pouvez-vous me rediriger ?

    - Comme si je ne dirigeais pas déjà tout ici !

    Appréhendant, peut-être pour la première fois de sa frêle existence, une dispute parentale à sens unique, le petit prince se remit à vagir, amenant Huilysse à porter à l’oreille sa main restée libre mais devenue souillée :

    - Oh, non, par Poséidon ! s'écria-t-il, débordant de dégoût, alors que le bébé continuait à dégoutter des bords.

    La répulsion céda à l’angoisse, quand il entendit la reine quitter ses appartements à grands pas excédés, et à l’angoisse succéda la peur panique, lorsqu'il la vit débarquer dans la salle à manger, tenant à la main une tablette de cire et trois feuilles de papyrus noircies de chiffres crétois.

    Lui tournant le dos, officiellement pour se charger d’installer son héritier sur une chaise haute en guise de trône, officieusement par peur d’avoir à croiser son regard, Huilysse se contenta du reflet que lui renvoyait le flanc d’un vase de bronze : au moins, dans ce cas, le visage de son épouse aurait-il une raison d’apparaître déformé... Il faut reconnaître que la figure de Pénéclope avait un aspect hors du commun : un front haut, sans mèche, surplombait de longs et étroits sourcils pareils à des lamelles d'airain ; au-dessous, deux petits yeux cruels, que transfigurait continuellement une furie nouvelle, semblaient ajuster un tir mortel ; les lèvres, au fil des ans, avaient pris les rides des ricanements et des hurlées trop fréquentes ; son menton, qui se dessinait à l'égyptienne, c'est-à-dire en forme de pyramidion, finissait sa course bien plus bas, parmi les premiers plis du péplos – il y avait, chuchotait-on, une verrue au bout ; un long nez dominait le tout, qui faisait penser à ces compas dont on se sert au-delà de la Propontide pour tracer des cercles toujours imparfaits.

    - Retournez-vous ! Me prenez-vous pour la Méduse, que vous vous conduisiez ainsi en Persée ?

    Huilysse s’exécuta, avant qu’elle ne l’exécute, et le regard de son épouse, comme d'habitude, le plongea dans une sorte de terreur sacrée. Quand le sommet de son chignon vint frapper une guirlande de fleurs osant pendre négligemment du plafond, les pétales tombèrent en pluie derrière elle. Ce spectacle fit cesser les vagissements du bébé, saisi d'un émerveillement craintif, et reculer d'un pas le messager des Atrides, qui arrivait sur ces entrefaites et porta sa droite à la garde de l'épée.

    La reine d’Ithaque ne le vit même pas : il faut dire que, se trouvant maintenant face à son mari, elle lui octroyait la faveur d’occuper tout son champ de vision. Huilysse, lui, ne voyait plus rien, les yeux fermés en attendant un nouveau châtiment, sans doute mérité.

    Il ne vint pas. Pénéclope se contenta de l'admonester pour son incompétence notoire :

    - Non content de me refiler tous vos dossiers de politique intérieure et de commerce extérieur, rugit-elle en brandissant la tablette et les papyrus, vous voudriez encore que je gère bébé et vaisselle !

    - Mais, ma douce, crut-il bon de répondre, en ouvrant les yeux pour les poser justement sur le magnifique service de table décorant une étagère délicatement ouvragée, cette vaisselle est incomparable : nous sommes les seuls à en posséder une qui vienne de Lycie.

    - Taisez-vous ! hurla-t-elle. Pendant que moi, l'esclave aux bras désespérément blancs enfermée dans ce palais aux colonnes désespérément marbrées, je reste confinée dans les tâches les plus ingrates, Monsieur se pavane dans de soi-disant voyages d'affaires autour de la planète ! Et pour nous rapporter quoi, je vous le demande ?

    Nul n'osait répondre : les esclaves – les vrais – regardaient à terre ; les compagnons avaient tous filé depuis longtemps ; le messager frémit en sentant sur lui la brûlure du regard qu’elle lui porta :

    - Et vous, l'étranger, je vous le demande ?

    Il ne répondait pas, redoutant de lâcher une bêtise. On n'entendait plus que la respiration arythmique d'Huilysse, les sanglots du bébé, qui avaient repris de plus belle, et le bruit mou que produisaient de nouveaux excréments s'écrasant sur les dalles habilement peintes.

    - Eh bien, reprit-elle, toujours à voix forte, je vais vous le dire, moi : pour nous rapporter de la vaisselle de Russie !

    - De Lycie, corrigea son époux, d'une voix étouffée.

    - M'en fiche ! aboya-t-elle. Vous mériteriez de la recevoir sur votre tête, cette vaisselle, avec le vaisselier qui va avec ! Puis, considérant le messager : Qu'est-ce que vous faites ici, vous ?

    - Je… Je viens annoncer la visite de mon seigneur Palamède, fils de Nauplios : il est porteur de nouvelles de Sparte.

    - Ah, Sparte ! Ce doit être pour moi, alors ! fit Pénéclope, qui était originaire de cette ville et, de toute façon, ramenait toujours tout à elle. Dites-lui de se présenter céans !

    Aussitôt le messager disparu, Huilysse se redressa :

    - Malheur sur nous ! se lamenta-t-il.

    - Qu'avez-vous encore à brailler ? Trouvez-moi plutôt une de vos esclaves au cou gracile pour nettoyer votre marmot !

    - Si c'est bien Palamède, continua-t-il, je crois deviner ce qu'il va nous annoncer.

    - Expliquez-vous au lieu de jouer au devin, s'impatienta Pénéclope.

    - Ce Palamerde de malheur est en train de sillonner l'Hellade dans le but de mobiliser les armées de toutes les contrées.

    - Mais nous ne sommes pas en guerre actuellement.

    - Ils en veulent une, à Troie.

    - Mais voyons, à trois, ce n'est pas une guerre ! s'exclama la reine, pourtant bien placée pour savoir à quel point on pouvait en déclencher une à deux déjà. Ah, enfin ! lâcha-t-elle à l’attention de l’esclave au cou gracile qui arrivait pour changer le bébé. Regardez un peu comment elle s’y prend, plutôt que de débiter des sornettes ! Ça pourra toujours vous servir.

    - A Troie, l'Ilion d'Homère, précisa Huilysse. C'est là qu'un des fils de Priam a emmené Hélène.

    - Quoi ? s'écria-t-elle. Hélène, la fille de Laida ? Ma cousine ? Kidnappée ?

    - Je crois qu'il s'agit plutôt d'une histoire d'amour, enfin, osa-t-il, vous ne pouvez pas comprendre...

    - Dites-vous que je saisis bien plus de choses que vous ne le croyez ! Par Héra ! Une reine n'est plus à l'abri dans son propre palais !

    Huilysse n'eut pas le temps – et moins encore le courage – d'assurer son épouse qu'elle ne risquait guère de subir un rapt car il entendit un bruit de pas à l'autre bout du péristyle aux colonnes désespérément marbrées.

    - Pénéclope, trembla-t-il, il ne faut pas que je parte pour cette guerre, vous comprenez ?

    Oh oui, elle comprenait. Ithaque n'aurait rien à gagner d'une telle expédition, si ce n'est quelque butin, récompense du reste toujours aléatoire. Ce qui l'était moins, par contre, c'était la charge de travail supplémentaire et toutes les tracasseries auxquelles elle devrait faire face pendant la campagne de son époux, et pour combien de temps ? Toutefois, Palamède peut-être ferait-il une exception, une fois qu'elle lui aurait mis sous le nez le parchemin et les tablettes attestant la fragilisation du royaume d'Ithaque et astreignant son roi à y demeurer encore quelque temps.

    - N'y comptez pas trop, ma reine ! la détrompa ce dernier. Vous n'arriverez pas à embrouiller ce fin limier avec de savants calculs, croyez-moi ! Et puis cette ordure m'en veut personnellement !

    La raison en était le rôle qu'Huilysse avait joué dix ans auparavant dans l'affaire du mariage d'Hélène.

     

    Le père de cette dernière, Tyndare, également roi de Sparte et grand inconditionnel des pièces de Corneille, se trouvait alors face à un dilemme effroyable et face à cent princes accourus à l'annonce qu’il recherchait un époux pour sa fille adoptive car il ne pouvait en choisir un sans offusquer tous les autres, pire, sans risquer de provoquer de conflit entre eux.

    Or Huilysse, qui figurait parmi les candidats, puisqu’il avait l’avantage de n’être point encore marié, lui avait suggéré de rassembler tous les prétendants dans le méga-rond : là, il ferait prêter à chacun en même temps le serment solennel de devenir l'allié de l'heureux élu et, en cas de besoin, d'intervenir à son appel. Ainsi fut fait. Après que tous les princes, rivalisant d'ardeur et de sincérité, eurent juré au nom de Zeus hospitalier, Hélène procéda au tirage au sort en plongeant sa main si convoitée dans une jarre profonde, d'où elle tira le sceau de Menhélas.

    Certes, on trouva des esprits chagrins, et sans doute quelques mauvais perdants, pour murmurer que l'Atride avait de plus grands doigts que les autres, ou encore qu'il avait forcé la chance avec une bague conséquente et revêtue tout entière de scotch transparent double face, toutefois, dans l'ensemble, le choix d'Hélène – si l'on peut dire ainsi – fut accepté. On scella les accords et la cérémonie fut célébrée au temple d'Héra, où Tyndare, certes un peu lourdement, il faut le reconnaître, mais c'était sur la sollicitation d'Huilysse, fit répéter le serment aux princes assemblés : on n'entendit cette fois-là que la clameur vibrante de Menhélas. Dix ans plus tard, le roi de Sparte poussait une nouvelle clameur, en s'apercevant de la disparition de son épouse.

     

    - Je comprends que Palamède, comme tous les autres princes de l’Hellade, vous en veuille un peu, déduisit Pénéclope à la fin de ce récit. Moi, à sa place, je vous aurais déjà tranché la gorge, comme on fait avec un pourceau. Eh bien, que proposez-vous, vous qu'on dit aux mille tours ?

    - J’ai bien une ruse, mais, pour qu’elle fonctionne, j’aurai besoin de votre concours.

    - Cela dépend du type de concours.

    - Je n'ai pas le temps de vous expliquer : il arrive ! Contentez-vous de ne pas me contredire !

    - Jouer à l'épouse soumise ? Après avoir endossé toutes les charges du royaume et avant d’assumer la besogne de nettoyer et changer un bébé ? ajouta-t-elle, comme l’esclave au cou gracile restait fâcheusement empêtré dans les langes de Télémoque, qui ne cessait de gesticuler. De mieux en mieux, par Héra !

    L'écho de ces paroles maternelles résonnait encore dans la salle à manger et tout autour, quand Palamède fit irruption dans la salle. D'un prince, il n’avait pas que l'allure mais aussi l'origine : n'était-il pas l'aîné des fils de Nauplios, le roi d'Eubée ? Ce dernier avait agi en père avisé quand il avait remis l'éducation de son enfant au centaure Chiron, la créature la plus sage qui eût à fouler la terre des mortels. En effet, juste après avoir appris à écrire, Palamède créa l'ordre des lettres de l'alphabet, tel que nous l'utilisons aujourd'hui encore ; il y ajouta même le Y, dont il eut l'idée en observant un vol de grues. Il se mit à fabriquer toutes sortes de supports d'écriture, le parchemin, pour commencer, puis le papier, l'écran cathodique, enfin. Chiron, dans sa sagesse, l'arrêta alors que, en pleine révolution numérique, le jeune prince mettait au point un dispositif d'écran tactile et planchait sur l'affichage holographique… Le Centaure parvint à le distraire en le tournant vers d’autres disciplines, lui inculquant l'économie et la psychologie, cours théoriques qui inspirèrent à Palamède des applications pratiques : ainsi inventa-t-il la monnaie et toutes sortes de jeux de société, comme les dés ou les dames. Mais les produits de divertissement s'accommodant assez mal d'une société qui relevait encore de valeurs plutôt basiques, notre inventeur ne bénéficia d'aucun appui éditorial pour les commercialiser, jusqu'à ce qu'il les proposât à une boîte spécialisée en poliorcétique, qui n'est autre que l'étude des diverses techniques de sièges : ses jeux connurent alors un certain succès auprès des assiégeants et davantage encore des assiégés qui, plus que les premiers, ont souvent quelque méchante disette à tromper. Palamède se réjouissait donc beaucoup à l'idée d'un siège de Troie...

    Vous l'aurez compris, même si vous avez vilainement sauté ces dernières lignes, que le prince d'Eubée, messager des Atrides, était un petit malin et non quelqu'un du genre à se laisser berner facilement, ce d'autant qu'il connaissait la réputation de renard d'Huilysse, l'homme aux paroles glissantes comme l'huile.

    - Salut à toi, roi d'Ithaque ! entonna-t-il sur un ton faussement solennel.

    Il ne put en dire davantage, interloqué par le spectacle qui s'offrait à lui : l'autre, à genoux, contrefaisait l'insensé, hurlant, écumant, se redressant soudain pour sautiller et frapper tout ce qui était à sa portée, surtout Palamède – mais en se gardant bien de toucher à son épouse. Comme il en venait à se repaître de la bouillie brunâtre qui fermentait au-dessous de la chaise haute désertée par le petit Télémoque, Pénéclope demanda au messager de les excuser et fit ramener son époux dans ses appartements.

    - Je reviendrai, lâcha le prince sur un ton grinçant, à la manière du protecteur de Tisaménos, le prince héritier de Thèbes.

    Il faut savoir à ce sujet que Tisaménos, à la mort de son père, était trop jeune pour lui succéder. Or un trône vacant est souvent occupé par l'espoir de tout un tas d'ambitieux, en l'occurrence sept princes affamés de pouvoir, et c'est à l'un d'eux, Pénéléos, que fut confiée la régence, au grand dam des six autres, qui se seraient ligués contre lui, si la mobilisation contre Troie n'avait été décrétée. On comprendra donc que Pénéléos, forcé de prendre part à l'expédition contre Troie, à cause du serment qu'il avait prêté à Tyndare, contraignît les six jaloux à embarquer avec lui. Or, pour protéger le petit Tisaménos pendant le temps que durerait la campagne, on lui adjoignit un Terminator, mais un gentil, pas comme dans le premier opus ; toutefois, la savante mécanique ne manquait pas d'impressionner son monde, comme, vous l’avez entendu, ce fut le cas pour Palamède, qui s'en revenait justement de Thèbes.

    Une fois lavé de ses souillures, de son écume et de ses pleurs, Huilysse reparut en présence de Pénéclope, qui entreprit de lui exposer un plan plus sérieux pour éviter la mobilisation.

    - Ordonnez, ma chère, supplia Huilysse. Je suis prêt à faire n'importe quoi, même à avoir les pieds plats.

    - Ça tombe bien, lâcha-t-elle. Voyez-vous, je vais justement vous demander de faire n'importe quoi.

    Le lendemain matin, alors que Palamède, mettant sa menace terminatorienne à exécution, s'en revenait au palais, flanqué de deux hommes d'armes, pour en déloger Huilysse, on leur répondit que celui-ci se trouvait dans les champs jouxtant l'édifice royal. Intrigués, les Eubéens rejoignirent le lieu indiqué et furent bien surpris de trouver le roi d'Ithaque, coiffé d'un chapeau de forme conique, en train de labourer et guidant une charrue à laquelle étaient attelés côte à côte un bœuf et un poussin : ce dernier avait quelque peine à suivre la cadence imposée, parce qu'il s'arrêtait sans cesse pour picorer des grains de sel qu'Huilysse semait aux quatre vents.

    - Il est devenu complètement fou ! observa l'un des soldats.

    - Qui ? Le poussin ? demanda un autre.

    Mais le messager des Atrides, à qui on ne la faisait pas, rappelez-vous, et qui connaissait la réputation d'Huilysse, rappelez-vous aussi, ne se laissa pas embarquer dans ce nouveau manège.

    - Allez chercher sa femme et son fils, ordonna-t-il simplement.

    Un peu plus tard, à l'effarement général, Palamède s'emparait du petit Télémoque et le déposait délicatement sur un coin de terre destiné à la charrue.

    - Si le père détourne le soc, dit-il après avoir rejoint les gardes, surpris, et Pénéclope, effrayée, c'est que sa folie est feinte.

    - Sinon ? s’enquit l’un des hommes d’armes.

    - Sinon, cela fera un peu de fertilisant en plus, répondit-il cruellement, faisant sans doute allusion aux excréments qu’il avait vu le bébé produire en grand nombre, la veille.

    Pénéclope fit mine de n’avoir rien entendu et son port altier de reine semblait la garder de toute agression.

    Or, arrivé à quelques pas du bébé, le laboureur, impassible, continuait à lacérer la terre en gardant la cadence. Finalement, Pénéclope dut quitter son port altier et s'élancer pour arracher son fils à une mort atroce.

    - Vous êtes un monstre ! hurla la reine en rejoignant Palamède. Ne comptez pas vous en tirer à si bon compte !

    - Encore faudrait-il que votre époux soit vraiment fou !

    - Si fait ! répliqua-t-elle. Quelle autre preuve vous faut-il donc ?

    C'est alors que Palamède se rappela le compte rendu du messager qui avait assisté à la royale scène de ménage : la vaisselle de Russie ! Il la fit chercher et déposer sur le passage de la charrue.

    La cadence du labourage changea aussitôt : la terre se mit à coller aux chausses, on alla moins vite et il n'y eut bientôt plus que le poussin poussif pour pousser. Finalement, à deux pas tremblants et hésitants de l'argenterie aux reflets étincelants, Huilysse dévia le soc de la trajectoire.

    Palamède pouvait triompher. On fit venir le prétendu dément, on le somma de s'expliquer, d'avouer : il n'en pouvait plus, il reconnut tout.

    Il devait partir personnellement le lendemain déjà pour Mycènes, lieu de rassemblement des chefs, quant aux troupes ithaquiennes, elles devaient être réunies et la flotte prête à prendre le large à la fin du mois ! Huilysse jura bien ne jamais pouvoir y parvenir, a fortiori s'il devait s'absenter plusieurs jours. Palamède lui permit seulement de pouvoir partir en même temps que sa flotte, mais pour le reste se montra intraitable, ce que le roi d'Ithaque ne lui pardonna jamais.

    À la veille du jour prévu pour le départ de la flotte, Huilysse et ses compagnons n'avaient pu rassembler qu'un tiers des soldats et seulement trois vaisseaux. Ils allèrent se lamenter auprès de Pénéclope, qui se chargea de tout : le lendemain à l'aube, l'armée et la flotte au complet assistaient au départ de leur souverain.

    - Ma reine, tenta Huilysse une ultime fois, depuis la poupe de sa nef vermillon, et si vous partiez à ma place ? Vos talents de régisseuse en épateraient plus d'un !

    - La guerre est affaire d'hommes, mon ami ! répliqua-t-elle sèchement. Laissez aux femmes ce qui est digne d'intérêt. De plus, je suis persuadée que cette expédition sera vite envoyée.

    - Co... comment pou... pouvez-vous affirmer cela ? bre... bredouilla-t-il.

    - L'intuition féminine, vous connaissez ?

    - N'oubliez pas de vous occuper de mes chiens, d'Argos, surtout.

    - Cessez de tout dramatiser, intima la reine. Vous ne partez tout de même pas pour vingt ans, voyons !

    Ce fut sur ces paroles épiques qu'ils se séparèrent.

    Huilysse avait oublié d'embrasser son petit Télémoque.

     

    Fin du chapitre I

     

    Le récit continue, les prochains chapitres s'intitulant :  Sibylle à six balles - Pâris s'éveille - Hélène, un ravissement ! - Viens faire une brise à papa ! - Le méli-mélo d'Eumèle, ...

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